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Pour qu’un meuble, un objet de design, un élément décoratif soit réussi, trois étapes au moins se succèdent: la conception, la mise en œuvre et la construction. Chacune de ces étapes étant pilotée successivement par la tête, la main et le matériau. L’équilibre final dépendra du respect de cette procédure.
Dans la construction d’une pièce unique et sur mesure, la tête intervient la première afin de s’imprégner de tous les aspects du projet: nature du besoin et de la fonction, environnement, budget, esthétique…. À mesure que s’accumulent les contraintes et les objectifs, la conception avance par sauts en avant et par retours en arrière. Cette étape ne s’inscrit pas forcément dans une durée fixe, elle peut se faire d’un coup ou sur une longue période, s’arrêter, reprendre, évoluer, prendre son temps. Il faut donc parfois décider arbitrairement qu’elle est terminée pour pouvoir passer à la phase suivante.
Contrairement à la conception qui peut s’enrichir dans la durée, la mise en œuvre est limitée dans le temps. Elle doit s’inscrire dans une dynamique de l’instant car sa fonction consiste à faire des choix, à écarter des pistes et à creuser des solutions. Or ces solutions dépendent de l’actualité du projet, de l’humeur du temps, des fluctuations de budget. C’est la main qui guide alors ces choix, qui fait entrer l’idée dans le concret. C’est elle qui sait ce qu’il est possible de faire, qui maîtrise les délais et qui va dicter le processus à mettre en place. La main devient à la fois outil, artisan, constructeur, cordon de la bourse. Bien plus qu’un simple exécutant, c’est elle qui décide, qui « prend la main », dit-on.
La construction — troisième et dernière étape — démarre au choix des matériaux. Et c’est alors celui-ci qui prend le pouvoir à son tour. L’aspect mais surtout la nature même, l’avenir de l’objet, lui appartiennent. Le matériau va alternativement accompagner ou faire obstacle au projet. Le bois va fendre, ses nœuds sont fragiles, le métal se tord, le marbre pèse, le granit est rugueux, la peinture vibrera à sa manière selon la luminosité du lieu. Il s’agira de rester souple, de s’adapter, de profiter des obstacles sans perdre la route. Mais pour finir, c’est bien le matériau qui permettra à l’objet de ne plus appartenir à son seul créateur et d’entrer dans le monde pour y vivre sa propre existence. C’est lui qui aura le dernier mot.
Si nous résumons:
– la tête s’imprègne et intègre toutes les données
– la main est celle du créateur, elle décide
– le matériau concrétise les actions précédentes en existant par lui-même
Chaque étape engendre la suivante comme dans un cycle naturel. Si cette procédure n’est pas respectée, le résultat sera raté.
Mais cela ne suffit pas. Il faut aussi, évidemment, que l’ensemble du processus soit piloté par la même personne ou du moins par une équipe restreinte et soudée. Une tête bien faite ne concevra rien de bon si elle n’est pas reliée à une main compétente. Une main habile ne rencontrera que résistance devant un matériau qu’elle ne maîtrise pas. La tendance actuelle qui place une confiance infinie dans la technologie, les études préalables ou le management des talents, espère gagner en efficacité en redistribuant les rôles, en séparant les équipes, en tranchant dans les compétences. Or ce saucissonnage artificiel ne produit que des spécialistes sans autonomie qui finissent par perdre l’âme de leur métier. Quant aux projets créés ainsi, ils sont le plus souvent creux, mal aboutis, nécessitant de longues et couteuses périodes de mises au point et de rectifications ultérieures.
Derrière une bonne idée, une création, un projet de design réussi, il y a un homme ou une femme, pas un PDG, ni un réseau d’actionnaires, encore moins un cabinet d’experts.
« Ce que sait la main: La culture de l’artisanat » (Albin Michel,2010) est un essai de Richard Sennett, sociologue et historien américain. Cet ouvrage traitant du même thème que le présent article, voici quelques citations ou idées piochées dans le cours du livre qui permettront d’enrichir le propos défendu ici: